Leçons des Lumières

"L'un des buts de la politique est de rendre le monde compréhensible". Pierre Rosanvallon

“Je ne suis qu’un nain juché sur les épaules de géants que sont les philosophes et les savants”. Pascal

Je dédie donc ce blog à tous ces géants qui, d’Anaximandre, Pythagore, Thalès, Euclide… aux plus jeunes des savants et des philosophes en passant par les Socrate, Platon, Aristote, Copernic, Giordano Bruno, Galilée, Newton, Descartes, Kant, Darwin, Marx, Nietzsche, Pasteur, Einstein, Planck…, pour ne parler que des disparus et des occidentaux, nous ont rendu ce monde un peu plus compréhensible.

Le monde crée nos pensées, nos pensées créent le monde

"L'un des buts de la politique est de
rendre le monde compréhensible"
Pierre Rosanvallon


Le monde crée nos pensées

H. Reeves - Malicorne
« Cette relation de l'homme et de l'univers donne une double importance aux connaissances scientifiques et à la poursuite des programmes de recherche. Non seulement la science nous dit comment le monde est fait, mais elle nous procure aussi des documents indispensables à la préparation des dossiers propres à éclairer les décisions morales. De surcroît, les “visions du monde” qui émergent des connaissances à une époque donnée influencent la pensée philosophique de cette époque et, par ricochet, ce qu'on a appelé fort joliment l'“esprit des lois”. (H. Reeves, Malicorne, Ed. du Seuil).


"Nous sommes ce que nous pensons et chacune de nos pensées influence le monde". (Paroles du Bouddha)

En fait, les hommes ont, de tout temps, cherché des réponses aux problèmes, aux questions, aux énigmes posés par leur environnement : pourquoi le vent, pourquoi la pluie, pourquoi le tonnerre, pourquoi le jour et la nuit, pourquoi la mort, d'où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous et partant que faire ?
Pour faire pédant, on appelle cela pulsion épistémologique ou libido sciendi. C'est en effet une pulsion aussi prégnante que la pulsion sexuelle ou l'instinct de survie. Cette pulsion est d'ailleurs probablement liée à l'instinct de survie.

Les réponses ont d'abord été d'ordre magique, puis mythique, puis religieux et enfin scientifique.
Mais plutôt que de parler de création, il vaut mieux parler d'actualisation de potentialités, de virtualités, en ce sens que soit les idées se forment dans notre cerveau en établissant des connections entre les neurones selon un mécanisme que l'on ignore encore, soit elles existent à l'état latent dans la conscience humaine, que cette conscience soit collective ou individuelle. Mais il faut reconnaître que tout cela est encore bien mystérieux.

Nos pensées créent le monde

Quant à la puissance créatrice des idées, écoutons ce qu'en dit Jacqueline Russ (L'aventure de la pensée européenne - Une histoire des idées occidentales) :

"C'est dans les idées que nous vivons : loin d'être séparées de nous, elles forment un élément quasi naturel de notre existence, le milieu nourricier où nous vivons, où nous pensons. C'est avec elles que nous nous battons et nous engageons. (…) Les idées les plus virulentes ont des aptitudes exterminatrices qui dépassent celles des dieux les plus cruels. Comme les dieux, les idées sont des êtres effrénés ; elles échappent rapidement au contrôle des esprits, prennent possession des peuples et déploient une énergie historique fabuleuse (…) Les faits sont têtus, disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues, et les faits se brisent sur elles plus souvent qu'elles ne se brisent sur eux. [...] Ce sont des forces dynamiques produisant les civilisations qu'elles créent et structurent. Les idées de progrès, de démocratie, de liberté, de bonheur témoignent de cette fabuleuse énergie créatrice".

C'est l'ensemble de ces idées qui constitue la pensée, sorte de noosphère (du Grec noos qui signifie esprit, pensée) qui rétro-agit sur les esprits un peu à la manière d'un champ magnétique, induisant ce que l'on appelle une vision du monde, influençant à son tour tous nos comportements.

Au commencement était la Nature

C'est donc pour expliquer la nature (la phusis des Grecs) et plus largement le monde si l'on y adjoint les questions relatives à la cohabitation entre tous les hommes que s'est constitué un corpus d'idées, au nombre d'une trentaine (beauté, bonheur, démocratie, évolution, dieu, équité, état, éthique, humanisme, justice, liberté, politique, progrès, raison…), que l'on pourrait appeler les éléments de la pensée, tout comme on parle des éléments chimiques, au nombre de 92, qui constituent la matière, ou comme les 20 acides aminés qui constituent le vivant.
On est étonné en effet, lorsque l'on étudie l'évolution des idées, de constater que la plupart sont apparues dans l'antiquité (gréco-romaine pour nous). La Grèce antique a été en quelque sorte la sage-femme de ces idées (cf. la maïeutique chère à Socrate). Les civilisations qui ont suivi en ont été les mères nourricières, marâtres pour les unes, mères abusives pour d'autres, mères convenables enfin. Devenues adultes, ces idées ont fécondé, pollinisé les sociétés qui se sont succédé jusqu'à nos jours.

Concrètement, comment agissent ces idées ?

La naissance du sens
Boris Cyrulnik :
Plutôt que de longs discours, voici une petite anecdote. C'est une expérience assez significative réalisée par B. Cyrulnik lors des présidentielles de 1974 opposant Giscard d'Estaing et Mitterrand : au cours d'un colloque sur le thème récurrent de l'inné et de l'acquis organisé par le CNRS, B. Cyrulnik eut l'idée de demander aux partisans de l'une et l'autre thèse pour quel candidat ils avaient voté. Il se trouve que pratiquement tous les partisans de l'inné avaient voté pour Giscard d'Estaing tandis que les tenants de l'acquis avaient choisi Mitterrand. Et Cyrulnik de conclure : "Il s'agit bien de deux conceptions, de deux visions du monde et il n'y a aucune manière de trancher scientifiquement le débat, car si vous pensez que l'inné prédomine, cela signifie que vous tenez l'homme pour soumis au déterminisme génétique. Et comme il règne une certaine inégalité parmi les hommes, vous l'expliquez par l'inégalité des chromosomes. Si au contraire vous avez l'idée que c'est le milieu qui est déterminant, vous sous-estimez la composante biologique". Et il conclut : "Il n'y a pas un gramme de science là-dedans, ni d'un côté ni de l'autre. Pour résumer sa pensée, chaque individu est riche d'un certain nombre de potentialités, de virtualités, qui seront actualisées, mises au jour ou au contraire inhibées, réprimées par le milieu, l'environnement.
Bien des drames de l'époque contemporaine procèdent de ce binarisme primaire, pensée totalisante, par conséquent totalitaire."  (Boris Cyrulnik : La naissance du sens).

Mais nous reviendrons plus loin sur ce qu'il est convenu d'appeler le darwinisme social ou le déterminisme génétique.

Le monde crée notre pensée donc

Procès ou création
F. Jullien
Pour mieux nous en convaincre encore, nous ferons appel à la méthode comparative, l'étude comparée permettant une meilleure prise de conscience d'un phénomène et de ses spécificités. La pensée chinoise confucéenne et la pensée judéo-chrétienne nous fourniront des points de comparaison significatifs.

Faisons un bond en arrière de près de trois mille ans et reportons-nous aux origines de la pensée chinoise qui s'est développée pendant près de trois millénaires en vase clos (si l'on excepte l'influence du bouddhisme introduit en Chine vers le 10e S.) et a élaboré un système de pensée entièrement inspiré de l'observation de la nature.

Selon une thèse assez répandue, les Chinois, peuple de cultivateurs et non d'éleveurs auraient été dès lors plus attentifs à l'influence diffuse, indirecte, invisible, qui émane à l'infini du cycle des saisons, tandis que les peuples pasteurs décrits par la Bible devaient recourir à l'autorité, au commandement, à la contrainte pour mener leurs troupeaux. Le Dieu des Juifs et des Chrétiens parle, commande, exige, c'est un dieu transcendant ; tandis que le Ciel des Chinois (principe yang) ne parle pas ; en corrélation avec la Terre (principe yin) il permet aux saisons d'advenir, mais également à tous les phénomènes observables sur terre. Par extension, tous nos comportements moraux doivent refléter l'harmonie qui émane du déploiement du yin puis du yang. (F. Jullien : Procès ou création)

Nous n'avons malheureusement pas le temps de montrer comment, par la seule spéculation et en déployant des trésors d'ingéniosité les penseurs chinois ont élaboré un système d'une parfaite cohérence et répondant à la quadruple question évoquée plus haut (d'où venons-nous, etc.  et que faire ?) Et cela en partant de la simple constatation que l'inspiration suit l'expiration, que le jour succède à la nuit qui succède au jour, que la végétation naît, croît, se rabougrit, disparaît puis renaît, que l'homme et la femme sont à la fois opposés ET complémentaires…

Mais une autre comparaison tout aussi riche d'enseignement peut être établie entre les deux traditions qui sont à l'origine de la civilisation occidentale, et qui ne cessent de s'affronter depuis les débuts de l'empire romain, je veux parler à nouveau de la tradition judéo-chrétienne et de la tradition grecque. La pensée européenne est le fruit d'une lutte entre ces deux visions du monde, lutte qui se poursuit encore aujourd'hui. Lutte probablement bénéfique d'ailleurs puisqu'elle a abouti à l'émergence d'une pensée O combien riche et diversifiée, comparée par exemple à la pensée chinoise qui n'en possède ni la richesse, ni la diversité. (Jusqu'au début du XXe  S., tout l'enseignement des futurs Mandarins, ne reposait que sur quatre livres !)

Entre transcendance et immanence

Nous sommes donc les héritiers de deux conceptions de l'univers engendrées toutes les deux entre l'Euphrate et le Nil, il y a bien des millénaires, l'une, la vision hellénique qualifiée d'immanente, l'autre, transcendante, qu'est la vision judéo-chrétienne.
La pensée originelle du Moyen-Orient voit, dans le chaos, le principe fondateur premier, d'où tout procède (Ordo ab chaos). Ainsi, Sumériens et Egyptiens forgent-ils la notion d'un océan primordial, sorte de tohu-bohu liquide. Du sein de ce dernier, jaillit spontanément un principe d'ordre transcendant à partir duquel le monde, les dieux et l'homme apparaissent, émergent de proche en proche. Monde, dieux, hommes participent et obéissent aux mêmes règles, déterminées, imposées par ce principe d’ordre de nature divine.



Comment est née la science ? Anaximandre, premier scientifique (1h37' )
Pour celle et ceux qui en ont le temps, je vous invite à écouter et voir cette Conférence passionnante donnée à l'IAP (Institut d'Astrophysique de Paris) le 1er février 2011, par Carlo Rovelli, Professeur à l'Université de la Méditerranée (Centre de physique théorique de Luminy, Marseille).

Anaximandre
Chez les Grecs, c'est l'idée de nature qui s'avère fondatrice. Dans la vision hellénique, tout procède de la phusis (la nature) qui, aux côtés du logos (la raison), éclaire la connaissance, l'organisation de la cité, mais aussi l'éthique. Naturalisme et rationalisme forment deux axes fondamentaux de la vision du monde des Hellènes. Dès lors, c'est en observant, en étudiant la nature, toute la nature (et l'homme lui-même fait partie de cette nature), que l'on pourra faire apparaître des lois, des règles, des principes, des concepts, des idées (le monde crée notre pensée) qui pourront, à l'occasion, éclairer notre conduite (notre pensée crée le monde).
C'est dans le Grand Livre de la Nature que l'on trouve les réponses à toutes les questions.
Et l'on sait l'importance des idées développées par Socrate, Platon, Aristote et beaucoup d'autres dans l'élaboration de la pensée occidentale dès qu'ont été redécouverts les textes de l'Antiquité, c'est-à-dire à la Renaissance.

Platon
"Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre" 

C'est en observant le comportement des hommes dans la cité, et l'homme est un animal politique, c'est-à-dire destiné à vivre dans la Polis grecque, la cité, que Platon a élaboré toute sa philosophie. Son but était de fonder "rationnellement" la pratique politique, non plus sur l'opinion qui faisait la loi sur l'Agora, mais sur du solide, sur des vérités intangibles, incontestables, éternelles. Toute son œuvre, à laquelle se réfèrent encore aujourd'hui consciemment ou non, philosophes et hommes politiques, ne se comprend qu'à la lumière de ce but. Et la vie dans la Cité n'avait rien d'idyllique ni d'angélique (révolutions et contre-révolutions, massacres, bannissements, confiscations, vendettas permanentes faisaient le quotidien du citoyen athénien).
Afin de mettre un peu d'ordre dans cette chienlit (pardonnez-moi cet anachronisme), il fallait des lois. Mais sur quoi fonder ces lois pour qu'elles ne dépendent plus de l'opinion qui, hier comme aujourd'hui était rien moins que versatile en même temps que tyrannique ?
Sur la science (épistémé en Grec), sur la connaissance, répond Platon.

"Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre" avait-il fait inscrire au fronton de son Académie. On comprend mieux ainsi cette devise.

C'est bien le spectacle du monde qui a poussé Platon à élaborer sa pensée, laquelle pensée a largement contribué à la création du monde lorsque les générations suivantes ont redécouvert cet auteur.

"Que la lumière soit !"

Bible
La deuxième conception du monde, développée d'abord dans le judaïsme, s'avère bien différente. Une puissance transcendante, Dieu, existe, pensent-ils, de toute éternité : c'est à partir du néant que Dieu crée l'univers, mais aussi l'homme à l'image du divin.
Ici, la colonne vertébrale n'est plus la nature animée par la raison, mais le Verbe, la parole divine, créatrice de l'univers, parole s'exprimant dans la loi de Dieu, précepte connu par la révélation. L'homme, être doté par Dieu de la liberté, apparaît comme le centre d'un univers sur lequel il peut et doit agir afin de s'en rendre maître et possesseur. Cette idée sera également au centre de la réflexion de nombreux penseurs du XVIIe siècle (Descartes et F. Bacon notamment). Et l'on sait aujourd'hui à quelles catastrophes risquent d'aboutir de telles conceptions, si même l'irrémédiable n'est pas déjà atteint en matière d'environnement, notamment en ce qui concerne la disparition de nombreuses espèces animales ou végétales. (Notre pensée crée le monde). En l'occurrence d'ailleurs, elle aurait plutôt tendance à l'anéantir.

Détenant un quasi-monopole sur la connaissance, l'instruction, durant près d'un millénaire, l'Église a pu imposer ses dogmes et étouffer dans l'œuf toute velléité d'émancipation scientifique. Tout étant dit, révélé dans les Écritures, la seule étude qui valait était celle de la Bible. L'étude de la Nature n'ayant d'autre but que de glorifier le Créateur.

Quand la Nature reprend ses droits

Mais ni les menaces, ni les excommunions, ni même le bûcher n'ont empêché la Vérité d'éclater au grand jour. C'est vrai que même dans les périodes les plus sombres, les plus obscures, les plus obscurantistes même, quelques visionnaires, quelques esprits vraiment éclairés, véritables bienfaiteurs de l'humanité, se sont dressés contre le dogmatisme de l'Église pour maintenir allumé et transmettre le flambeau de la Raison, de la connaissance.

La Nature en effet, finit toujours par reprendre ses droits ; j'entends par Nature à la fois la pulsion épistémologique qui pousse certains à rechercher le comment et le pourquoi des choses, ne se contentant pas des explications officielles ou couramment admises, et le Grand Livre de la Nature, par opposition à la Bible, dans lequel on s'efforcera de découvrir les lois qui régissent notre destinée.

Copernic
Les précurseurs ont été nombreux, pour ne parler que de Copernic, mais on date de Galilée les débuts de l'ère scientifique. Pour la première fois, on ne s'est plus demandé le pourquoi des choses, qui ramène toujours à des questions métaphysiques, mais le comment ?

Disposant d'appareils de mesure et d’observation plus fiables, on a pu quantifier la nature (masse, longueur, hauteur, température, et surtout temps pour déterminer les vitesses). C'est également Galilée qui inventera la lunette astronomique, ouvrant la voie à l'exploration de l'infiniment grand. L'invention du microscope ne tardera pas à ouvrir la voie à l'exploration de l'infiniment petit. Et l'on passera ainsi brutalement Du monde clos à l'univers infini selon l'expression d'Alexandre Koyré.

Galilée
Après Galilée, Descartes, Newton et beaucoup d'autres fonderont la connaissance, non plus sur la révélation, mais sur l'observation de la Nature, guidée par la Raison.

Il n'est pas possible en quelques lignes de faire le bilan de 2000 ans de christianisme. Même s'il a été trop souvent perverti, le message du Christ, très proche finalement des messages de nombreux philosophes de l’antiquité (message d'amour - aimez-vous les uns les autres, de paix - tu ne tueras point - d'espoir - en laissant entrevoir la résurrection des corps - de justice - les bons admis au Paradis, les méchants promis à l'enfer - de tolérance également - aime ton prochain comme toi-même) a créé ce champ dans lequel baigne toute la chrétienté et influence, sinon détermine la moindre de ses réactions ou attitudes.

Newton

A côté de saints authentiques (St Vincent de Paul, St François d'Assise), combien de tortionnaires et d'assassins passant au fil de l'épée ou condamnant au bûcher au nom du Christ, mais surtout au nom des Écritures, de la Bible seule source d'inspiration et juge suprême en matière de connaissance. Mais ce dogmatisme, vous le savez bien, est toujours à l'œuvre en ce bas-monde, tant d'hommes ont encore besoin de certitudes. (Rappelons le mot de Nietzsche : « Ce n'est pas le doute qui rend fou, ce sont les certitudes »).

F. Nietzsche
Un dernier exemple pour illustrer mon propos, emprunté à l'actualité toute récente (2005). Je veux parler de l'attitude de l'actuelle administration des États-Unis lors du conflit qui l'a opposée à l'Irak.
Tout ou presque a été dit quant à l'influence des presbytériens fondamentalistes sur la pensée de G.W. Bush. C'est l'exemple caricatural, jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'abject d'une pensée qui veut créer le monde après avoir été elle-même créée par le monde. (Le mot "créer" prend ici tout son sens puisque l'on sait l'influence du mouvement créationniste aux USA).

Une chose peut-être, n'a cependant pas été dite (ou je ne l'ai pas entendue ou lue) : on comprend mieux l'acharnement quasi obsessionnel montré par le trio Bush, Rumsfeld et Volfovitz à l'encontre de la France si l'on sait que pour ces puritains d'un autre siècle, la France est le pays de la débauche, de la luxure et surtout peut-être de l'athéisme, ce qui mérite châtiment aux yeux de ces protestants fondamentalistes qui n'ont que la Bible pour livre de chevet. Et l'on retrouve l'image d'un Dieu autoritaire toujours prêt à manier le bâton pour faire rentrer au bercail la brebis égarée.

Du mauvais usage de la science

Une autre pensée, plus insidieuse, plus prégnante encore, irrigue toute la société américaine, conditionne tous les esprits et est largement constitutive de la fameuse american way of life. Je veux parler du darwinisme social.

Ch. Darwin
Il n'est pas question de revenir ici sur les mérites de Darwin, encore moins sur la théorie de l'évolution des espèces, qu'il a, l'un des premiers, su mettre en évidence, mais sur le mécanisme qui préside à cette évolution, j'entends la sélection naturelle par la survie du plus apte.
Je laisse aux spécialistes, qui ne sont pas pour autant des créationnistes, le soin de discuter de la pertinence de ce mécanisme pour me concentrer sur l'usage intensif et abusif qui en a été fait, au point de trahir parfois les propres convictions de Darwin.
Mais il n'y a pas (pas encore) de copyright sur les idées qui, une fois émises par leurs auteurs leur échappent et sont reprises, transformées, maquillées, dénaturées sans vergogne par tout un chacun.

Cette simple pensée : la survie du plus apte et donc l'élimination du moins apte, est à l'origine de théories, de systèmes de pensée tous plus ineptes les uns que les autres.

  • L'eugénisme, né dans l'entourage immédiat de Darwin, préconise une véritable sélection humaine dans le but d'obtenir une race de surhommes. Cette idée refait surface à la faveur des progrès du génie génétique.
  • Le darwinisme social qui en procède pour une large part et a abondamment alimenté les théories nazies.
  • Le lyssenkisme lui-même inspiré d'un darwinisme épuré et caricaturé pour couvrir les pratiques staliniennes et le concept d'homme nouveau, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
  • La "sociobiologie" élaborée par Edward O. Wilson dans les années 70 et qui a permis de justifier les thèses racistes ainsi que les mesures visant à supprimer les aides apportées aux plus démunis afin de ne pas "contrarier" le cours de la nature.

Wilson et son compère R. Dawkins auteur d'un essai intitulé "le Gène égoïste" (tout un programme), avancent l'idée que l'avantage reproductif de l'individu serait le principal ressort du comportement social chez l'homme, comme dans l'ensemble du monde animal. Farouches défenseurs du déterminisme génétique, ils entendent prouver que les gènes jouent un rôle dominant dans tous les aspects du comportement humain (où l'on rejoint l'expérience de B. Cyrulnik évoquée précédemment).

De là à étendre cette idéologie à l'ensemble du corps social, il n'y avait qu'un pas qui fut vite franchi par les stratèges, les économistes, sociologues, hommes politiques, patrons… Enfin tous ceux qui trouvaient là une justification à des actes que la stricte morale pouvait réprouver.
Ce qui, comble d'ironie, donna des armes aux créationnistes se présentant comme les défenseurs, les chevaliers blancs de la morale chrétienne : "Voici, enfin nue, la vérité morale de la théorie de l'évolution : le cynisme lié au libéralisme économique le plus brutal."
Nous sommes ici en présence du cas typique d'un système allant au bout de sa logique, jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'abject.

Pour conclure : une nouvelle vision du monde

Si donc le monde crée nos pensées qui à leur tour créent le monde, il est urgent de s'interroger sur ce qu'est notre vision du monde telle qu'elle ressort des dernières avancées de la science.

Quel paradigme succède à la vision mécaniste, déterministe, réductionniste, toute empreinte de certitudes, qui prévalait encore au début du XXe siècle ? Certitudes qui ont rendu fous Staline et Hitler, Mao-Tsé-toung et Kim il Sung, Khomeiny et Saddam Hussein, qui rendent fous aujourd'hui encore Assad et Kim Jong-Il.

A. Einstein
Mais depuis Copernic, Freud, Einstein, depuis Max Planck qui, dès 1900 formule la théorie des Quanta (dont Heisenberg tirera le principe de l'indétermination des phénomènes au niveau microphysique), depuis les travaux de Poincaré qui ont jeté les bases de ce qui deviendra la théorie du chaos, toutes nos certitudes se sont écroulées les unes après les autres.
Pour paraphraser Socrate, notre seule certitude aujourd'hui, est que nous ne pouvons avoir de certitudes.


M. Planck
Une théorie rend assez bien compte de toutes ces incertitudes, c'est la théorie de l'évolution (sans laquelle rien ne prend sens selon un biologiste contemporain - Théodore Dobzhansky).

TOUT dans l'univers évolue. Et l'on retrouve là l'intuition géniale de quelques penseurs de l'antiquité allant d'Héraclite à Lao Tseu, en passant par le Bouddha et bien d'autres sages orientaux.

Lao Tseu
Nous devons d'ailleurs à ces penseurs orientaux un autre concept, d'une très grande importance pour la compréhension de notre monde, c'est l'approche holistique, qui s'oppose à l'approche réductionniste de la réalité. C'est en effet l'idée que tout dans l'univers, non seulement évolue mais encore est interconnecté. Aucun système ne peut être isolé des autres systèmes avec lesquels il interagit. Cela se vérifie au niveau de la matière, de la vie, des individus et bien entendu au niveau des sociétés. La mondialisation qui suscite aujourd'hui autant d'espoirs que de craintes, en est une brillante illustration. Mais elle est inéluctable ; le problème est de savoir au profit de qui elle se fait ou se fera.

Le macroscope
Vers une vision globale
Joël de Rosnay
Cette vision globale, holistique s'oppose, disions-nous à l'approche réductionniste qui pensait pouvoir isoler chaque système afin de l'étudier en toute tranquillité, en toute certitude, dans l'absolu. L'individualisme exacerbé que l'on ne peut que déplorer résulte pour une bonne part de ce réductionnisme.

Enfin, le concept de chaos qui, dans le langage scientifique actuel ne s'oppose pas exactement à la notion d'ordre mais plutôt à la notion de déterminisme linéaire permet de mieux comprendre des phénomènes qui nous apparaissent bien… chaotiques, de la météo à la bourse, en passant par certains dysfonctionnements du cœur.
Cette théorie, popularisée par la célèbre métaphore du papillon : "Le battement d'ailes d'un papillon au dessus de la forêt amazonienne peut provoquer une tornade en Floride." : une infime perturbation dans un système, du fait de l'évolution et de son interconnexion avec d'autres systèmes qui vont influencer cette évolution, peut avoir des conséquences incalculables au sens littéral du mot, par conséquent imprévisibles, que l'on ne peut déterminer.

Evolution, théorie des systèmes, approche holistique, chaos, indéterminisme,… (tous ces concepts ont été regroupés sous l’appellation de « complexité »), telle est la nouvelle vision du monde telle qu'elle émerge de plus d'un siècle de révolutions scientifiques et qui explique en grande partie le manque de repères que tous les observateurs se plaisent à constater ou à dénoncer.

Le monde a "créé" une nouvelle pensée. Que cette nouvelle pensée nous aide à créer un monde en cohérence, en parfaite harmonie avec l'univers.